« Debout ! »
« Que ? » Je sursaute. Allongé, a peine reposé de la journée harassante de la veille et quelqu’un me saute dessus. Soupir… Élibane.
« Réveillez-vous ! C’est la fête aujourd’hui !! » Elle effectue une roulade, saute sur le lit voisin d’Ash qui grommelle. « On va tuer le cochon. Dis, tu me laisseras planter le couteau ? Hein ? Juste une fois. »
Ash se retourne et fait mine de se rendormir. Imperturbable, Alioso n’a pas bougé et roupille à ses pieds.
Des bruits sourds martèlent la cloison qui nous sépare de la chambre des parents. J’entends hurler ma mère. « Silence ! Thane, descends préparer le déjeuner. Ash, réactive le feu ! »
Misère. Encore une journée pénible en perspective.
Tout en maugréant, je m’extirpe du lit. Dans un geste machinal, je tire la couverture d’Ash qui me jette un regard noir. Au moins, la journée n’aura pas été inutile. Alioso me signale son mécontentement.
Quelle mascarade tout ça. Se calvaire s’arrêtera t-il un jour ?
Je me traîne jusqu’en bas à la suite de ma petite sœur qui a dégringolé les escaliers depuis longtemps. Elle est dans un état de surexcitation. Ça promet.
Je m’attelle à la première corvée de la journée… mais, d’abord, voyons, qu’est ce que j’avais écrit hier soir.
Ma mère « Mais qu’est ce que tu fabriques encore ! »
Oups !! Je ne l’ai pas entendu descendre.
« Range-moi ça immédiatement où je balance le tout au feu ! »
Je me dépêche d’obtempérer. Elle serait capable de mettre sa menace à exécution.
La famille au complet se réunit autour de la table. Ma mère, Esméralda, pleine d’énergie, déjà prête pour répartir les tâches de sa tribut. Mon beau père, Ossbold, l’écoute flegmatique. Yurtz, notre apprenti, encore plus dépenaillé que d’habitude, sourit, visiblement satisfait de son sort. Élibane, notre petite sœur, qui parle à tue tête, ne cesse de s’asseoir et de se lever. Ash, ma sœur, tente de se débiner sans succès. Et moi qui soit assommé devant la liste des agréments du jour que notre mère égrène inlassablement. Éplucher les patates, traire les vaches, nourrir et soigner les bêtes, réparer les poteaux de la clôture démolis par des sangliers, araser la terre labourée par ces bestiaux, préparer la chambre froide, brosser Lucie, notre vache, fierté de la famille -plutôt, des autres membres de la famille- qui doit concourir demain. Je n’en peux plus.
Je commence à éplucher les patates avec ma mère. Au moins, Ash travaille dehors avec Ossbold. Des travaux répétitifs et physiques à la mesure de ses modestes capacités intellectuelles. Il n’a pas besoin de nous contraindre ou de nous crier dessus pour que l’on s’exécute. Il émane de lui une sorte d’autorité et de calme naturels impressionnants. Élibane virevolte autour de nous, passant de l’un à l’autre, excitée comme jamais. Ma mère la tance, rouspète car je ne vais pas assez vite. Je dois cesser de rêver et me concentrer à ma tâche. Elle prétend que je vais mal finir. Je lui explique que je veux devenir magicien. Elle me rabroue aussitôt. Fin de la discussion.
Nous sommes interrompus par les aboiements de Nestor. Ah. Jynd le boucher et son abruti de fils, Jorin, viennent d’arriver. Ce personnage me dégoûte. Ce tablier taché de sang sur son ventre rebondi, cette éternelle attitude joviale qu’il arbore, signe de quelqu’un qui se complaît de son existence étriquée. D’un ennuyeux.
Il aiguise ses couteaux. Élibane râle car elle vient d’être chassée de l’étable… Je l’aperçois la contourner, grimper sur un rondin de bois pour ne rien manquer du spectacle. Au moins, elle a de la suite dans les idées. On ne s’ennuie pas avec elle.
La truie grogne, couine. Ash est parvenue à amadouer le boucher, elle va procéder à la mise à mort. Ma sœur est têtue et convaincante. Quand elle veut quelque chose, rien ne lui résiste.
Voilà Lestacle, l’un des fils de la ferme voisine, qui va nous aider à peler le cochon, découper les morceaux et tout le tra, la, la… Un pervers celui-la. Je l’ai vu reluquer ma sœur, ce qui n’est pas très grave, elle est capable de se débrouiller toute seule, mais aussi jeter des regards lubriques vers Élibane. Ash s’en est rendue compte aussi. Elle l’a rembarrée. Un geste déplacé et elle le tue. Le gars se méfie d’elle. Avec raison.
Une journée de terminée. Ash et Élibane dorment. Je peux enfin profiter du seul moment de tranquillité pour lire et écrire. Tant pis si demain je somnole.
« Debout !!!!!! ». Cette fois, c’est notre mère qui nous réveille. Une terrible journée s’annonce.
C’est la fête au village de Norwick. Le début du printemps. Un concours de bestiaux puis une soirée de beuverie avec ses chants paillards et les inévitables bagarres. Le type de journée que j’excrète. Impossible de se dérober. Lucie, que nous bichonnons depuis des semaines, plus que nous mêmes d’ailleurs, va concourir. Ma mère est persuadée qu’elle a toutes ses chances. Hors de question de commettre un faux pas.
Nous voilà partis. L’équipée en marche. Ash, Élibane, moi et, la vache sacrée Lucie. Ossbold ne participe pas aux festivités, un solitaire notre beau-père. Il a conservé son âme de marin. Notre mère est trop occupée. Évidemment, le village est en effervescence. Tout le monde se groupe autour de l’arène, y va de son commentaire, sans compter les innombrables ragots en tout genre sans intérêt. A peine arrivés, Élibane part rejoindre sa bande. Une cheffe de file, notre sœur. Tous les gamins du coin s’agrègent autour d’elle. Je me mets en retrait et je laisse Ash conduire les opérations. Un travail dans ses cordes.
Voici notre maire, engoncé dans ses plus beaux atours, accompagné de sa muse. Quel couple ces deux là. Entre lui qui salue les uns et les autres avec son attitude caractéristique débonnaire et son épouse qui nous regarde de haut, je ne sais s’il faut en rire ou en pleurer. Nous avons droit à son discours d’intronisation habituel… je tente de m’éclipser mais Ash me rappelle à l’ordre. Pas question de la laisser en plan. Je hausse les épaules et je feins de ne pas comprendre à quoi elle fait allusion, mais ça ne marche pas avec elle. Elle me connaît.
Le concours commence. Toutes les bêtes dans chaque catégorie passent les unes après les autres. Quel ennui. Enfin, le jury se réunit et délibère. Une nouvelle attente interminable se dessine. J’en profite pour m’isoler et rédiger quelques notes. Il faut que je trouve le temps pour me rendre chez l’érudite, je vais bientôt manquer d’encre et de parchemins. Avec un peu de chance, elle me prêtera un nouveau livre.
Lucie a gagné. Élibane pavoise. En définitive, c’est elle notre plus grande ambassadrice. Retour au bercail sous les tintements de la magnifique cloche gagnée. Élibane insiste par principe pour venir avec nous aux réjouissances du soir, mais sans conviction. Avec notre mère, c’est un combat perdu d’avance. A vrai dire, je lui céderai volontiers ma place.
Retour au village. La ferme auberge bruisse déjà. Des chants dissonants accompagnent la musique produite par Kalis, un pêcheur, qui s’est soudain découvert des talents de barde et de ménestrels. Soupir. Beaucoup on déjà abusé de la boisson. Ash s’amuse avec, Nules, le jeune fermier qui s’est amouraché d’elle. Le pauvre. Il n’a pas fini de se ridiculiser.
Que manigance cette chipie d’Ash avec Lacie ? Pourquoi sourient-elles toutes les deux en me regardant. Je me méfie. Lacie, une jeune fille convoitée par les jeunes du village est toujours escortée par Glorn, son frère aîné. Un bon chasseur, certes, mais surtout un colosse qui surprotège sa sœur. Plusieurs garçons l’ont appris à leur dépend. Je ne vois pas pourquoi il l’escorte autant. Lacie n’a besoin de personne pour se défendre, de plus quand elle rembarre quelqu’un, elle le fait savoir. Bon, cela ne me regarde pas et cela m’importe peu d’ailleurs.
Allons bon, elle vient vers moi. Si je veux danser ? Ben, non, enfin, pourquoi pas, je bafouille… je ne sais pas danser. Elle me dit que cela n’a pas d’importance, qu’elle va me guider, et, d’un geste sans appel, me tire sur la scène. On se fraie un passage parmi la foule en délire, qui chante, gesticule dans tous les sens. L’un marche sur les pieds d’un autre, lequel vocifère, le repousse, ça commence à s’énerver, ils ont tous trop bu. Lacie ne se démonte pas. Elle m’enlace. Se penche vers moi. « Vient » me susurre t-elle langoureusement, « sortons, allons chercher un coin tranquille. » Pantois, je la regarde sans bien comprendre ce qu’elle veut. Elle m’entraîne à l’extérieur tandis que la salle s’échauffe, les chaises volent, les premiers coups de poings tombent… Nous nous glissons sous un buisson, à l’écart de l’agitation de l’auberge.
Je rentre au petit matin avec Ash, encore abasourdi. Ash ne cesse de m’interroger, mi moqueuse, mi-narquoise. Pour une fois, je ne lui réponds pas. J’élude ces questions… Dans mon étreinte avec Lacie, j’ai aperçu le visage d’une femme magnifique, qui reste gravé dans mon esprit, un visage d’une femme inconnue que je ne puis oublier.
Notre mère, fière de Lucie, du trophée remporté et de la réputation attendue pour la ferme, nous a laissé dormir. Chose rare, même Élibane ne nous a pas réveillés. Plus tard dans la matinée, Ash me dit qu’elle a entendu une rumeur comme quoi plusieurs hommes en armes auraient été aperçus dans la forêt non loin de Norwick. « Des hommes en armes ? Ah, oui, pas banal ». Je m’entends lui répondre dans un état second, tandis que flotte devant moi ces yeux bleus nuits, langoureux qui me dévisagent.
Les acteurs
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Les lieux
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