Dans le quartier d’En-bas, Shade hume l’air vicié avec volupté. Bientôt il faudra abandonner cette population de basse extraction pour affronter les bassesses et les hypocrisies des nantis. Pas sûr qu’elle y gagne au change. Elle balaie ces pensées nostalgiques avec agencement. Il ne faudrait pas que ce genre d’attitudes –de faiblesses- se manifeste trop souvent. Elle ne se souvient pas que cela lui soit déjà arrivé… du moins pas ici. Il y a longtemps, peut-être. Des bribes de souvenirs confus et incohérents l’assaillent… Elle se secoue. Rêvait-elle ? Malgré ses efforts intenses de concentration, elle ne parvient pas à reprendre le cours des événements. Il y a de quoi être agacée. Son entrevue avec Ciselie s’est mal passée. Un fiasco. Elle n’est pas parvenue à dissiper ses soupçons. Elle n’apprécie pas non plus avoir été suivie par un de ses sicaires. Une expédition punitive s’impose. Djalesh est d’accord.

Djalesh arpente les rues encombrées du marché. Il les connaît bien désormais. Il se faufile entre les divers étals surchargés, évitant les bousculades, les piètres combines destinées à le détrousser et autres rixes quotidiennes.

Un picotement désagréable se propage le long de son échine ; Mosaûl gémit. A quelques encablures, un elfe gris massif à l’allure négligée considère sans affect les marchandises que lui tend un commerçant. La lumière du soleil l’accompagne tandis que le pommeau doré de son épée brille sans compter. Un arc, non moins impressionnant, capte chaque rayon de lumière. Prudent, Djalesh se glisse sur le côté, emprunte la première ruelle transversale et retourne dans sa retraite. Le type à éviter. Et il tombe dessus alors qu’il est seul en plein jour, grommelle-t-il. La servante disgracieuse paiera pour lui. C’est moins risqué… N’empêche, ce personnage, il le connaît. Ça tête lui dit quelque chose… et ça l’énerve.

Enfin ! Shade franchit la ligne qui la séparait du quartier Noble. Une jeune femme alerte et vigoureuse l’attendait. Ils n’eurent pas beaucoup à marcher. Ses nouveaux quartiers se situent à une centaine de mètres de l’entrée ; c’est à peine si elle a eu le temps d’apercevoir les jolis pavillons posés sur les berges de Mère-syx. De belles cariatides suggestives en marbre clair veinées de rouge encadrent une double porte de bronze aux bas-reliefs presque obscènes. Voici le lieu où elle exercera… Certes l’endroit est irréprochable. Des espaces de convivialité, une cuisine, des chambres individuelles personnalisées, tout a été conçu pour que le personnel et ses clients se sentent à l’aise. Une question la taraude cependant. De quelle liberté disposera t-elle ici ? Liane, son accompagnatrice et tutrice en l’absence de celle dont tous taisent le nom, l’assure qu’un jour viendra quand elle circulera à sa guise. En attendant, Liane conserve son laisser-passer. Ses collègues offrent une compagnie de qualité. Elles ont été bien choisies. Shade devine que certaines d’entre elles ne sont pas venues dans ces lieux de leur plein gré. D’autres au contraire s’épanouissent. C’est le cas de Maëlis. Une femme jeune, agréable, de bonne compagnie qui officie en tant que courtisane mobile. Un privilège que beaucoup lorgne avec envie mais qui, selon ses dires, comporte de nombreux désagréments. Un poste intéressant… Shade y aspire. Il apparaît évident qu’il faudra compter sur la libéralité de cette Amélie, au demeurant invisible. Rien ne se fait sans Amélie. Nulle n’ose prononcer son nom. On chuchote, on baisse les yeux à la seule évocation de la dirigeante de la guilde. Un tyran qui a su convaincre Malori, l’actuel gouverneur de la cité.

Face à la longue masure, des barques abandonnées se languissent des eaux qu’elles ne reverront plus. Des filets déchirés jonchent le sol. La porte latérale –celle qu’ils avaient repérée- était ouverte. Ils s’enfoncent dans la pénombre accompagnés des crissements de poulies. Un homme gisait sur le sol dans une mare de sang, la gorge tranchée. Un autre était suspendu à une corde qu’ils avaient accrochée à la poutrelle centrale pour l’interroger. Son corps oscillait à intervalle régulier, il n’y aurait plus rien à attendre de lui. Un incendie avait emporté les joueurs attablés qui n’eurent pas le temps de s’enfuir. D’autres bandits les attendent, dissimulés dans l’ombre. A l’écoute de nos pas, ils surgiront. Nous les avons contournés. Ceux qui croyaient nous surprendre l’ont été. Combien en avons-nous tués ce jour-là ? Une douzaine peut-être ? Malheureusement, Ciselie nous a échappée. Elle dispose de moyens pour disparaître. Nous n’avons pas été capables de la retenir. A moins qu’elle s’en soit occupée plus loin. Nous ne le saurons pas. Nous n’avons pas réalisé qu’elle nous accompagnait. Car nous étions trois. Nous sortîmes tous les deux irrités qu’elle nous ait faussés compagnie, l’ombre des deux autres se dessinant dans l’embrasure de la porte.

Nous sommes retournés à l’auberge panser nos plaies, morigénant chacun de notre côté, ayant encore en mémoire ces scènes de carnage que nous avions provoqués presque à notre insu. A l’auberge, des personnes se tenaient en cercle, les yeux rivés sur le sol. Une odeur abominable, relents de putréfaction mêlés à la fumée de l’établissement, emplissait la salle. Nous nous glisserons au premier rang, brisant l’harmonie de cette figure quasi-géométrique. Par cette simple action, le cercle pour un temps rompu s’est ressoudé. Étendu, quelque chose qui n’avait plus rien d’humain, agonisait, la peau recouverte de pustules. Cette chose qui jadis avait été habitée par une servante se tordait de douleurs. Son râle brisait l’aura du silence de la salle. Nous l’avons laissée dépérir.

Shade s’adonne à sa nouvelle besogne avec enthousiasme. Quatre nuits s’écoulent. La routine s’installe. Combien de corps l’ont elle possédés ? Elle ne sait plus. Ce soir, Shade attend son premier client. Non, Liane dans son extrême gratitude, lui offre une journée – une nuit- de repos. Ce soir elle se reposera du long voyage –dixit Liane- qu’elle a entreprise pour rejoindre la guilde des nobles. Était-ce si loin ? Quelques centaines de mètres tout au plus, du moins c’est ce qui lui avait semblé, elle n’en est plus très sûre.

Quatre jours s’écoulèrent avant qu’Amélie -c’est ainsi qu’elle s’est présentée- ne décide d’apparaître. Il n’y a pas d’autre mot pour qualifier son intrusion. Et…. à moins que non, cela ne s’est pas déroulé ainsi, c’est inexact. Une forme éthérée qui tenait plus du mort que du vivant avait traversé la porte d’entrée de son appartement. Elle l’espionnait lors de ses précédentes passes. C’est moi qui l’aie appelée Amélie. Cette elfe maléfique à la peau diaphane a acquiescé. Je comprends pourquoi le personnel de la maison est effrayé devant cette créature. Satisfaite de mes prestations, elle m’a octroyé ma liberté. Je dispose d’un pass permanent pour circuler à ma guise dans Fant. J’exulte.

Je n’attendais pas longtemps pour rencontrer la maîtresse des lieux. Je n’avais pas encore commencé à « me produire ». Une femme non corporelle a franchi la porte, faisant fi de son épaisseur. Elle flottait dans les airs et s’est assise à mes côtés sans un bruit. Elle s’est alors matérialisée. Nous avons conversé un long moment toutes les deux de façon amicale. Derrière son apparente férocité se cache un être sensible et intelligent. Jadis, elle n’était pas ainsi. Elfe haute de rang supérieur, beaucoup la courtisait. Jusqu’au jour où…. Malaame l’a accosté. Il lui promit monts et merveilles. Elle a succombé à ses charmes malgré ses différences. Aujourd’hui elle sait qu’il utilisa un de ses artifices pour la conquérir dont lui seul a le secret. Il verse dans une magie inconnue et la racine de ses connaissances puise dans un monde qui n’est pas le mien. Elle frissonne à chaque fois qu’elle se trouve malencontreusement en sa présence ou que son valet s’approche de nous. Comment a-t-il pu la transformer en ce qu’elle est devenue ? Peut-être que cette personne qui se prénomme Lady Gayad pourrait répondre. Mais comment l’approcher sans éveiller l’attention de Malori ? Je crois que…

Elle m’a proposé ce poste, signe qu’elle m’octroyait sa confiance. Il était bien tard quand elle me l’a annoncée. Je serai donc accompagnatrice de luxe chez les gens de la haute. Ce matin, j’ai décidé de me reposer après ces longues nuits harassantes. Je demanderai à Liane si des jours de repos sont prévus dans le contrat. Je me sens vidé.Cette nuit de repos fut salutaire et je me sens désormais prête à affronter ces corps innommables. Cette tâche est avilissante, quand on y songe, pour une P….., ravalée au rôle d’une prostituée pour des nobliaux sans envergure. Je n’ose imaginer si Idaûle l’apprenait, sans compter …. Quelle joie. Je suis libre. … va en pâlir d’envie. Que fait-il ? Voyons….

Étrange cette femme. Elise ne s’était pas trompée quand elle lui avait prédit que dans quatre jours un Conseil se tiendrait et qu’il en serait la principale attraction. Ce membre de la sécurité haut gradé de la ville -diantre un diable- s’impatiente. Djalesh le suit. Les clients de l’auberge ne semblent pas terrorisés par sa présence.

Étrange cette femme. Il se dégage d’elle une aura d’une grande lucidité. Pour un peu elle percerait son déguisement. Je me sens mal à l’aise en sa présence. Il y a quelque chose qui ne me plaît pas et impossible d’y mettre le doigt dessus. Comme un rejet atavique. Plutôt mignonne, en tout cas, bien portante pour une demi-elfe. Il faudrait que je l’attache pour y voir plus clair ; oui l’attacher. Dommage qu’il n’ait eu que cette nuit pour préparer sa défense auprès du Conseil. D’ailleurs c’est le rôle de Phiona et non le mien. Pourquoi ne se débrouille-t-elle pas toute seule ? Décidément je ne la comprends pas.

Étrange cette femme. Elle est venue directement dans ma chambre pour se forger une opinion sur moi. Quatre jours avant notre rencontre au Conseil. Je ne comprends pas sa démarche. Quelle est sa fonction au fait ?

Il ne peut pas marcher moins vite ce diable ? C’est que j’ai des courbatures, moi. Quatre jours à débarder du bois aux docks pour retrouver la fille. Quatre jours à errer, bosser comme un dingue, questionner, trouver une combine pour l’aborder. Elle était comme je me l’imaginais. Elle ne m’a pas reconnue. Enfin une personne normale avec laquelle je vais pouvoir passer du bon temps. Je sais où elle habite. Je pense que nos occupations peuvent attendre. Il y a un hic. Comment vais-je me débarrasser de Phiona qui sera sur mon dos nuit et jour pour la retrouver.

Perdu dans ses pensées, Djalesh n’avait à peine remarqué l’enfilade de ponts et d’arches qu’ils avaient franchis. Ils devaient être dans le quartier Noble. Ni les abords de Mère-Syx dont les eaux paraissaient plus sombres ici et encore moins la succession de bâtisses imposantes ou de pavillons étonnants qui se disputaient la prééminence du quartier. Ils avaient atteints leur objectif. Le Palais du gouverneur se dressait devant eux. Les portes massives s’ouvrirent à leur arrivée. Une épreuve l’attendait. Curieusement pour la première fois il ne se sentait plus seul. Quelqu’un l’accompagnait. Une impression riche d’images révolues qui jaillissaient par flot.


Le palais du gouverneur Malori:

Bâtisse massive composée de briques rouges ternes, aux fenêtres de vitraux hautes et étroites. Aux angles, quatre tourelles étriquées en obsidienne surmontées d’un dôme renforcent cette impression d’écrasement. Sur chacun des dômes, une gargouille aux traits simiesques semble narguer l’humanité qui se presse à ses pieds. Ses couleurs coruscantes contrastent avec le reste du monument aux teintes fades. La pente du toit est raide. Les tuiles forment une mosaïque de corail plombé orange et vert. Encastrées dans la façade, des niches de cinquante centimètres de hauteur hébergent des squelettes enchaînés en position accroupi. Une volée de marches mènent aux larges portes doubles en bronze. Sculptés dans le métal, un homme et une femme le visage de face tendu droit devant eux accueillent les visiteurs d’un sourire lourd de menace.


La pièce où se tenait le Conseil occupait, selon ses estimations, la moitié de la superficie du Palais. Tout y était déraisonnable. Dans les dimensions colossales de la salle, dans les teintes criardes des plus mauvais goûts ou dans les personnages qui l’habitaient. Le plafond culminait à quinze mètres déchiré par quatre lustres de cristal qui irradiaient une lueur rouge sang vacillante. Des rideaux de velours rouges cramoisis accrochés aux murs ondulaient, traversés par un courant d’air capricieux. Des scènes de liesses burlesques reproduites sur une peinture murale assaillaient le visiteur-spectateur, accaparant son attention. Seul le piano apportait une touche de sensibilité fragile. Une des tourelles était noyée sous des eaux bouillonnantes. Une table en bois immense recouverte de parchemins étalés occupait l’aile droite de la pièce. Huit personnages, sans doute les huit membres du Conseil, assis autour de la table attendaient en silence.


Présentation du Conseil de Fant ici:


Malori présiderait la séance. Nashriz se trouvait à sa gauche, Phiona à sa droite. Puis venaient Nazir et Élise, Glorine et Bénor et enfin Fauln. Djalesh se placerait à l’autre extrémité de la table, face à Malori. Visiblement, ils n’avaient pas prévus de siège. Il resterait debout. Djalesh se défendit. Nahsriz se leva de son siège, claudiqua, se déhanchant grotesquement, lui coupa la parole à plusieurs reprises, tourna autour de lui, commenta, se moqua. A l’évidence, il était coutumier de ce genre d’attitudes car nul ne songea à l’interrompre ou à s’en offusquer. Cela faisait-il parti du protocole ? Djalesh parvint à conserver son calme et poursuivit son discours.

Le crapaud n’était guère préoccupé par l’affaire. Il rota, ses paupières s’affaissaient. Phiona était absorbée dans ses pensées. Elle n’écoutait pas. Il ne faudrait pas compter sur son appui. Nazir lança quelques boutades, en vue de le désarçonner ou de l’éprouver. Bénor, se montra éloquent et partagé, Glorine réfléchit et pondéré. Malori reportait sa décision sur Élise, toujours elle !, et sur cet inconvenant chambellan dont le comportement excédait de loin les qualités de sa fonction. Ce dernier serait le plus coriace de ses détracteurs. Non décidément, cette chose -c’est ainsi que ce pitre qualifiait Djalesh- ne lui convenait pas. Il ne perçait pas ses défenses, il ne lisait pas en lui. Il n’aimait pas ça. Glorine, dont la sagacité n’était pas sujette à caution, décrivait la scène de façon idyllique, dans un temps pétrifié révélant la reformation d’un couple anormalement séparé.

Élise aurait le dernier mot. Elle allait conclure. Je pense que… la suite du discours devint inaudible se perdant dans un babillage lointain. Phiona s’éveilla de sa torpeur et, se tournant vers Élise, l’œil torve, se dressa soudainement martelant la table de son poing ganté de fer. La table fut ébranlée sous la violence du choc.

Djalesh a déjà accompli de grandes choses pour Fant, d’autres l’attendent. J’ai besoin de lui pour garantir la sécurité de la ville. D’accord pour mettre des garde-fous, mais c’est moi qui définit leurs limites. Djalesh m’appuie, me seconde, me protège et vous protège, dit-elle en tendant son index vers le gouverneur. Sans lui, vôtre vie ne tient qu’à un fil. Si je suis absente, considérez qu’il sera ma voix. Phiona a parlé. L’assistance médusée ne trouve rien à redire. Djalesh est intronisé. Shade se réveille.

MF-Level 14-1, monoclassé