Sous les effets des effluves d’un encens enivrant, trois femmes psalmodient d’incompréhensibles paroles face à une paroi muette, tout en se dandinant dans d’étranges et grotesques figures. Le verbe haut, le débit rapide elles récitent un texte qu’elles maîtrisent à peine. Nous les distinguons aisément grâce à leurs couleurs de cheveux. La verte s’écroule, se relève, se dandine, entoure de ses bras démesurés la blonde qui la repousse agacée tandis que la blanche, la seule à respecter une posture de circonstance, poursuit imperturbablement le rituel. La paroi s’illumine, puis s’évanouit comme dans un songe. Sans attendre, elles s’engouffrent dans l’espace béant. Djalesh, la blonde, fulmine contre Nahliacie, la verte laquelle, selon ses habitudes a succombé à ses démons intérieurs tout en répandant le contenu de son repas sur sa belle robe écarlate acquise de haute lutte. Et l’on entend à ses côtés une voix grave narquoise qui se gausse de sa faiblesse. « Allons, allons, du calme », s’exclame Shade, la blanche, la seule qui n’ait pas changée, non sans une pointe d’ironie à l’encontre de ses compagnes empruntées.
♦ Leur querelle cesse bientôt car une voix monocorde et quasi métallique les interpelle : « Déclinez vôtre identité » !
Une longue robe noire encapuchonnée dépourvue de visage, de mains et de pieds leur fait face. S’ensuit une discussion autant limitée qu’horripilante –ce qui a le don d’énerver Djalesh- d’autant que Shade alimente ce dialogue incongru qui ne mène nulle part. Finalement, ils se reposent dans une jolie chambre bien tenue, à la décoration épurée. Chacune dispose d’un lit marqué de son nom inscrit en lettres d’or et d’une armoire. Magnifique. Le temps du repas succède au temps du repos. Trois autres personnes déjeunent dans une grande salle à manger agrémentée de victuailles et de boissons. La première, Mariella, une femme à la tête de renard, mange debout. La seconde, Nachta, une tête de femme posée sur un tronc de chêne, compense en volubilité le mutisme de Mariella. La troisième, Lisa, le genre bougon, une tête rousse agrafée sur un corps de châtaignier, peste contre les deux autres.
Que faire maintenant ? Un problème qui préoccupe Djalesh qui s’ennuie déjà. Boire, manger, remplir les cahiers de doléance, car il y en a deux, l’un destiné aux mets, l’autre aux boissons. Shade suit attentivement les recommandations de Nachta, Nahliacie boit et mange et Djalesh tourne en rond. Quant aux questions qui fusent, ce n’est pas ici qu’elle y répondra. Au cours du temps consacré aux divertissements, peut-être ? Il s’agit d’une pièce spacieuse découpée en plusieurs zones. Nahliacie s’accapare la zone dédiée aux cartes tandis que Shade examine le coin lecture. Assez de ces foutaises, s’écrie Djalesh ! Je ne compte pas jouer ! Elle ne bougera pas d’ici. Elle reste dans le couloir. Une zone mixte, un temps non précisé, sans doute le seul espace de liberté dans cette partie du temple. Elle s’étire, se livre à diverses passes d’armes, accompagnée de la robe noire qui désapprouve son comportement inconséquent. Le temps de l’entre-deux ne peut durer longtemps. Il n’est que transitoire.
♦ Djalesh l’interroge. « Les doubles portes, là, estampées par ces yeux clos, comment les franchit-on ? »
♦ L’autre de lui répondre. « Ah, c’est qu’il s’agit d’un autre temps. Celui de la représentation lequel exige la participation de tous ».
Leurs trois comparses ne sont pas prêtes à s’y rendre. Elles n’ont pas rédigé de texte que Deciloin (???) réclame. Une erreur, un texte mal préparé et c’est la mort qui vous attend. Par chance, nos amies ne manquent pas d’aventures à consigner que ce Deciloin ignorera certainement. Armées de leurs textes, les six femmes se tournent vers les portes closes. Les paupières s’entrouvrent laissant apparaître le fond d’un œil jaune maladif sans pupilles.
Trois rangées de gradins en pierre formant un demi-cercle convergent vers un endroit noyé dans une espèce de brume cafardeuse. Les trois femmes s’assoient l’air résigné. Quelle est cette créature qui les terrorise ainsi ? De la brume émerge une silhouette féminine de petite taille, à l’aspect androgyne, aux traits elfiques, à la peau laiteuse, voire cireuse. Sa longue chevelure rêche est rassemblée dans un écheveau de fines cordelettes de couleur blanche zébrées de bleu. Ses yeux sans pupilles jaune clair rappellent ceux enchâssés dans la double porte qu’ils viennent d’ouvrir. Ses sourcils fins mais marqués dessinent un joli croissant. On devine de curieuses dents arrondies derrière une bouche large aux lèvres incarnats. L’expression de son visage passe de l’impénétrable à la moquerie inopinément. Sa voix est profonde, presque inattendue chez une femme si menue.
Deciloin, ne s’attarde pas dans des présentations inutiles. Elle les connaît. Le hasard l’avait guidé sur Gax. Un maelstrom d’une rare intensité a frappé la ville emportant murs et hommes par-delà le Monde lié. Deciloin a infléchit la trajectoire du convoi général vers Almagamo, puis vers le marais de Noln, la destination finale. Quant aux ravages occasionnés lors du transport, ils ne lui sont pas imputables. Elle s’en accommode. Le processus engendra la formation d’un point chaud. De fait, son épicentre se trouve à l’étage supérieur. Allez y si bon vous chante. C’est par là. Une précision.
Je vous déconseille de vous asseoir sur le siège. Vôtre contrôle du temple serait certes total mais cela entraînerait votre damnation. Placez y plutôt une femme -oui, nécessairement une femme- d’une grande puissance. Celle-ci deviendra un être omniscient, ou presque, emprisonné pour l’éternité. C’est le prix du savoir. Je lui tiendrai compagnie. Cela m’ouvrira des perspectives intéressantes. Quant à vous, vous dominerez la femme captive et par ricochet, vous vous approprierez le point chaud. Nous serons tous gagnants. J’oubliais, il n’y a pas si longtemps, quelqu’un est venu me voir. Une créature des marais, que je qualifierais de coriace mais admirable, suivie comme son ombre par une lueur virevoltante. Je lui ai délivré en substance les mêmes informations que celles que je viens de vous transmettre. En définitive, qu’importe celui qui gouvernera ici. La créature ou vous, je m’en moque. Deciloin se retire.
Ils s’approchent du point chaud. Son influence croît en intensité, une présence obsédante qui transpire des murs et de l’air environnant. Nahliacie ne perçoit toujours pas son objet. Ce peut-il que son aura soit éclipsée par celle du point chaud ? Ils parviennent à une plate-forme qui surplombe la ville de Gax. Ils repoussent deux treants qui protégeaient un sceptre de jade. Un leurre ! Un leurre destiné à transformer toute personne qui s’en empare en marionnette de Nésaé. Ils progressent. Des pixits dansent une farandole tout en espérant que les entrants les étonnent avec des tours de magie. Rappelons que Nésaé, outre son penchant à la luxure, excelle dans la magie. Diverses statues de créatures figées pour l’éternité sont là pour témoigner du sort réservé à ceux qui échouent. La magie de Shade fait honneur à l’ancienne maîtresse des lieux. Elle épate ces joyeux drilles qui applaudissent, sautillent et s’époumonent de joie.
Ils aperçoivent le spectre de Naosjie modelé de diamants sur une large porte. Comment Shade pourrait-elle oublier cette Princesse-démone ? Il est temps d’en découdre. Après plusieurs tentatives infructueuses, la porte cède. Quel est ce prodige ? Un mirage ? Un monceau de trésors, des armes, des livres, des potions, des parchemins, divers objets magiques, des joyaux, une montagne de pièces d’or et d’argent… Qu’importe le point chaud, qu’importe… Il faut faire vite pourtant car Naa’al rode. Encore éblouis, ils se hissent d’un étage.
A l’intérieur d’un caisson de verre de forme rectangulaire, une chaise en rotin se balance, tel un pendule silencieux emporté par son mouvement d’aller-retour permanent. C’est donc ça le point chaud. Toutes ces péripéties pour une chaise en rotin vide. Qui donc ira s’asseoir ?
MF-Level 13/13 – 4