Le centre de Piétra est une bâtisse compacte et insolite, incrustée de morceaux de galets sombres agglomérés, de coquillages colorés et de lambeaux de peaux de mammifères. Des vantaux grumeleux bordent de larges fenêtres façonnées dans un verre translucide de teinte oranger. Une tour circulaire en verre opaque la surplombe, pic érectile qui nargue la platitude des marécages. Un large perron en pierres brutes aboutit à une porte confectionnée en étoffes grossières d’où pleurent des loques comparables à de longs cheveux. A cette bâtisse hexagonale aux structures compliquées est adossé un bâtiment carré dépourvu de fenêtres qui semble jaillir de terre. Deux petites entrées se font face obstruées par des portes en pierre lisse sans serrures.
Shade s’assoit devant le centre de Piétra et converse avec ses voix intérieures. A ses côtés, Djalesh trépigne et implore qu’elle pose sa question. On imagine le tableau. Les yeux révulsés, une drow assise en tailleur et faisant fi du monde extérieur, questionne la voix de la connaissance sur les conseils d’une première voix inconnue qui a déjà payée le prix exorbitant de la médiation. Un dangereux inquisiteur gravite autour de la femme qui reste sourde à sa supplique. Une damoiselle licorne assiste, mi-amusée mi-impuissante, au jeu des deux acteurs. Shade émerge de sa transe, satisfaite de son entretien. Ce qui ressort de la consultation relève du répertoire narratif fantasmé des protagonistes. On se gardera bien d’empiéter sur leur territoire.
Ils débouchent dans une salle octogonale au dimension impressionnante baignée par une lumière bleutée criarde. Le plafond est paré d’un entrelacs de fils multicolores métalliques. Au centre de la pièce, huit elfes gris en albâtre rose de deux mètres de haut forment un cercle d’une vingtaine de mètres de diamètre. Ils tournoient lentement sur eux même. De leurs yeux de rubis, un rai rosé balaie les murs de la salle. Une cascade de couleur éclate quand deux rais se percutent. Au centre de ce cercle, une lanterne éteinte est posée sur un napperon de velours rouge bordeaux. Aucun rai de lumière ne touche la lanterne. Quatre sirènes se prélassent sur les marches d’une estrade en obsidienne. Dominant la salle, une sculpture d’un étalon blanc aux yeux d’ors est cabrée, ses sabots pointant menaçants vers la porte d’entrée. De part et d’autre de l’estrade, deux autres destriers à la robe noire et lourdement harnachés hennissent et martèlent le sol de leurs sabots. En partie masqué par l’étalon blanc, on devine un trône façonné dans une espèce de cristal rose hyalin. Un brownie de grande taille accourt haletant à leur rencontre. Il s’agit de Réceptif, le page. Il s’interpose entre Djalesh et l’un des destriers. En attendant leur entrevue avec les maîtres des lieux, il faudra attendre un petit peu. Réceptif les conduit au premier étage. Des petites cellules monacales en guise d’accueil. Leurs hôtes auraient pu se montrer plus attentionnés. Ils délaissent la salle à manger et la cuisine pilotées par un couple de werebear peu commodes et une sirène qui se déplace dans une barrique ridicule.
Depuis leur arrivée sur ArtEclat, ils attendaient, ou redoutaient, le moment de leur rencontre avec leurs frères et sœurs. Le voici. Le plafond de la salle des déclarations paraît bien bas et dégage une impression d’oppression, renforcée par la régularité des motifs au sol ; cet agencement de petits galets couleur blanc crème inspire le rejet sinon le dégoût. Sur les murs, des peintures remarquablement réalistes représentent les différentes créatures d’ArtEclat, du simple brownie aux allures espiègles à la gueule sévère et spartiate d’un dragon de cuivre. Après inspection, on comprend que chaque pan de mur dépeint différents états de l’âme humaine, de l’amour en passant par la gaieté, l’adoration ou l’hystérie. Une trentaine d’elfes sindarins le regard froid et lointain attendent immobiles, tandis que quatre squelettes décharnés surveillent les visiteurs. Une aura de peur émane du coin opposé de la salle qui est plongé dans une obscurité totale. Anepthûl pourrait s’y cacher mais ils n’en sauront rien. En face d’eux, un chien de grande taille au pelage gris sombre se tient bien droit, ses yeux ambrés interrogateurs rivés vers eux. Peut-être que ses yeux leur rappelle quelqu’un rencontré récemment. Non loin de l’animal, un elfe gris soliloque tout en effectuant des rotations sur lui-même. A qui s’adresse t-il ? Les yeux mi-hagards, mi-exaltés, il ponctue ses phrases d’un rire qui en dit long sur sa santé mentale. Accrochée à sa ceinture, une lanterne -qu’ils n’ont aucun mal à reconnaître- luit de mille feux. Il maintient un spectre par une longe. Serait-ce Idaûle, cet être docile et larmoyant, prostré à même le sol ?
Ainsi, « leurs frères » les ont invités car ils ont besoin d’eux. En guise de cadeau de bienvenue, ils ont agrémenté ces retrouvailles de petits jeux amusants. Du moins qui amuse Nonaé sans que ses compères n’y voient d’objection.
Nonaé va abandonner son prisonnier sur ArtEclat. A eux de le retrouver avant qu’un autre, à qui il a promis la liberté, ne le capture. Il ne fait guère de doute que cet autre le tuera. Un autre ? Oui, Ziun, un skeleton warrior de ma connaissance.
Le voici justement. Quelque chose dans l’allure de ce personnage impose le respect. Ses cheveux blancs semi-longs sont ceint par une tiare argentée. On distingue des symboles de la Loi qui courent le long du bijou. Ses yeux ternes se posent sur eux. Il ne les aime pas… Il porte une lourde armure qui brille étrangement et tient une épée à deux mains qui les révulse.
Nonaé exulte et se lance dans un éclat de rire suivi d’une violente quinte de toux. Par la suite, si tout va bien, il leur conseille de visiter les prisons. Il faut bien qu’il divertisse son peuple. Cette visite leur servira de répétition lors de la libération de Ligéia. Il leur laissera une ou deux petites chances. Baâlor protège Ligéia et je doute que quelqu’un aille la chercher dans son trou… Même les quatre là-dessous, qui se déclarent, à qui veut bien les entendre, roi ou reine des prisons ne s’y risquent pas. C’est dire. Ligéia est sauve, du moins, tant que je ne lève pas le contrat et… le voilà parti dans un fou rire dont il a toutes les peines à se remettre. Le chien loup se lèche les babines, tout en jetant un air malicieux dans leur direction. Quant à la zone d’ombre au fond…
Ligéia. Un peu de sérieux. C’est pour cela que nous vous avons appelé. Nous vous proposons un marché. Loyal et équitable.
Nous la libérerons en échange d’un service… vous délivrez notre amie la ténébreuse qui se trouve emprisonnée quelque part dans le monde des ombres. Il n’y a guère que des êtres comme vous, se tournant vers Shade, apte à se faufiler dans les méandres de ce monde jusqu’à ces damnées cavernes d’Akwest Babasak. Par delà, nous savons que Shannotsuûl, un démon, veille jalousement sur elle… Évidemment, il faudra d’abord traverser la demeure de… quelqu’un de compliqué pour rejoindre le monde des ombres.
Ses longs doigts décharnés brassent l’air tel un chef d’orchestre. Hein, tu n’es pas d’accord avec moi, mon ami Ziun ? Son corps se plie en deux, sous l’effet d’une violente convulsion. Il bave et se met à bafouer un sabir mi-elfique mi commun désuet. Réceptif accourt et tapote le dos de l’elfe qui s’étouffait. Un cinglé, dangereux, enragé et souverain en son royaume. Ils vont devoir composer avec lui.
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