Eh ! lève-toi.
Que ?
N’aie crainte, ce n’est que toi.
Moi ?
Oui. Regarde, là, devant toi. Ne vois-tu pas tous ces passages qui se font et se défont dans cette masse rocheuse spongieuse ? Il y en a un qui brille à gauche. C’est le seul qui ne se résorbe pas. Allons-y.
Les yeux encore gonflés de sommeil, je me faufile, parfois suivie, parfois devancée par mon ombre, dans ce tunnel étroit qui épouse mes formes au fur et à mesure de ma progression. J’ai déjà emprunté ce type de passage. Soumis à d’intenses turbulences, très instables, ils n’ont de cessent de se liquéfier et de se solidifier en permanence. Heureusement que je commence à m’aguerrir.
Allons bon! Voilà qu’il se scinde en plusieurs parties. Certaines s’étiolent, d’autres se replient, mais il y a une galerie qui se maintient. Nous nous y engageons. Nous flottons toutes les deux telles deux plumes emportées dans la tourmente. Après une longue déambulation, nous accostons, c’est le cas de le dire, sur un étrange rivage.
Une ville aux contours mal dessinés émerge des nuages. Un amas de maisons hétéroclites distribué en ce qui ressemble à des cercles concentriques repose sur un épais tapis de nuages. Cette masse nuageuse avale les fondations des maisons, lesquelles, pour ne pas disparaître, tentent de gagner un ciel sombre sans astres. Des flocons s’abattent sporadiquement, tandis qu’un vent turbulent balaye rues et artères, accentuant cette impression générale de froideur qui glace les os. Les maisons sont bâties dans une roche claire et soumises a une intense clarté de telle sorte qu’aucune ombre ne se pose sur la ville. Beurk… Je distingue plusieurs tours. Cinq en fait. Hormis ces tours, je ne décèle aucune rondeur dans l’architecture des habitations. Celles-ci ne sont qu’angles, zébrures et dents de scie. Des réverbères aux formes dentelées jalonnent les rues tandis que des personnages empressés s’affairent afin de les maintenir en activité. Des hommes et des femmes de toute race végètent dans ce qui ressemble à des enclos protégés par une barrière électrique. Ces pauvres hères sont retenus à l’intérieur de ronds de feu sur le sol.
Une chape de silence recouvre la ville. Malgré la forte densité de population, aucun bruit n’entame le site. Les habitants chuchotent, leurs pas feutrés sont absorbés par l’épaisse couche nuageuses que nettoient des créatures insolites que je sais appartenir à la race des élémentaires. Les sons s’étiolent pour disparaître dans le néant. Depuis son centre clairsemé, la ville s’étire vers l’extérieur en rides circulaires tentant de gagner sur l’océan de noirceur qui l’entoure. A y regarder de plus près, il lui manque quelque chose, a croire que des lambeaux de territoires ont disparus, effacés ou absorbés vers un lieu inconnu. L’absence ou l’oubli, constitue à n’en pas douter l’énigme de cette ville.
Mon moi me tire de ma torpeur et tend la main vers une petite place forte à trois étages. Par-delà, un pont, barré par une série de herses hermétiques enjambe une fosse pour rejoindre un grand manoir. Je pense qu’il s’agit de la plus grande bâtisse de la ville. On ne devine que sa partie basse car son sommet est noyé dans un brouillard impénétrable.
C’est le palais du Roi, me dit-elle avec assurance. Il s’y trame des choses étranges mais ce n’est pas pour ça que je t’ai amenée ici.
C’est à cause d’Elle. Restons à distance car elle pourrait nous découvrir, tant sont grandes ses facultés de déplacements dans le temps et l’espace. Cela ne fait aucun doute qu’Elle nous surpasse. C’est ce que prétendent tes deux amis. Et… elle claque des mains. On ne s’endort pas !
Je sursaute. Je commençais à dodeliner de la tête. Je me secoue.
C’est normal que tu t’assoupisses. Cela te demande beaucoup d’énergie d’errer avec moi.
Ça va, ça va, je te dis. Je suis réveillée. Tu m’expliquais quoi tout à l’heure ? Je n’ai rien compris. Elle ? Tu parles par énigme.
Je t’évoque juste des bribes de possibilités dans les marécages temporels et spatiaux. Rien n’est défini.
Oui, bah, si tu pouvais être plus explicite.
On se calme. Je te rappelle que je ne suis qu’une de tes facettes qui t’informe. Mes connaissances sont limitées. Je devine certains éléments qui t’apparaissent opaques. Ne m’en demande pas trop, c’est ma façon de m’exprimer. Si tu n’es pas contente, je me retire.
(Allons bon, voilà qu’elle boude). Pff…. pardon. Continue alors, je ferai le tri plus tard.
Par chance, je pense qu’Elle sommeille encore. Elle attend son arrivée imminente. Que nous ferait-Elle ? Rien, je suppose… mis à part nous inciter à nous replier. Soyons prudentes.
Et pourquoi est-Elle venue ?
Pourquoi ? Parce qu’il y a des personnes ici déjà en place ; cinq en fait. Certaines ici, d’autres en bas. Des frères et sœurs comme toi. Parmi elles, il y en a une qui voit par delà. On l’a surnomme la Prophétesse. Ils ourdissent une machination terrible. Tiens, la voici qui sort de chez elle. Cachons-nous vite, de peur qu’elle ne nous aperçoive.
La scène se voile…
Enfin. J’étouffe la dedans. Je sors péniblement la tête d’un nuage, aspergée de vapeur par une floconneuse tandis qu’un des défenseurs, ces redoutable chiens à la fourrure argentée, renifle, non loin de moi. Je suis seule. Ah, non. Je devine la tête de celle qui prétend être mon autre moi poindre d’un nuage duveteux. Étrangement, je suis rassurée.
Bien, le chien s’en va…. Qu’il aille fureter ailleurs. Une montagne de muscles à l’aspect semi-éthéré s’approche de lui, un pilier sans doute, provoquant une secousse au sein des cumulus, suivie de plusieurs répliques, qui nous ballottent tels des fétus de pailles dans une meule. Partis. Ils sont partis. Et si ces raies de lumières qui strient l’air pouvaient déguerpir, cela irait encore mieux. Cet endroit est détestable.
Je me tourne vers mon double. Tu t’es interrompue tout à l’heure. Tu disais ?
Mon reflet reprend. C’est bien… tu t’es accrochée. Il y a peu, tu serais partie dans un périple interminable.
Quoi ?
Tu parviens à éviter de t’embarquer dans tes propres voyages aux longs cours. Ce n’est pas parfait, mais tu as progressé.
Ah, bon.
Celle que tu as aperçue s’est déguisée. Ils ont préparé leur entreprise avec minutie. Tout a été planifié. Ne ressens-tu pas la main de la Loi dans tout ça ?
Hum… (Mince. Je crains que ma mémoire me joue des tours à mon réveil). Je ne ressens rien du tout. Comment veux-tu que je ressente la Loi ? A ma connaissance elle n’a pas d’odeur (j’ai envie de dormir).
C’est parce que tu ne t’abandonnes pas assez. Tu es trop crispée. Laisse tes émotions t’envahir. Tu n’as qu’à te saouler avec ton frère, cela t’aidera.
Il n’en est pas question !
Alors il va falloir que tu trouves un moyen si tu ne veux pas rester sourde et aveugle.
(Elle m’énerve. Mes frères et sœurs m’agacent suffisamment comme ça, si en plus je parviens à m’énerver toute seule, c’est à désespérer). On s’égare là, non ? Tu disais ???
La prophétesse a eu une vision. Elle a prédit qu’en modifiant le déroulement des rites mortuaires, cela affaiblirai le Roi et le poids des Asthénos…. Au point d’invoquer la nécessité d’un changement dans les pratiques en cours et, surtout, dans les acteurs impliqués. Puisqu’ils sont incapables de s’occuper de tout ça, alors d’autres doivent les remplacer.
D’autres ???
Attends, tu es toujours trop pressée. La prophétesse a consultée sa sœur qui n’est autre que La justicière. Évidemment, cette dernière s’en est émue auprès de sa maîtresse. Il est vraisemblable que cette maîtresse en question – impossible de la nommer – soit à l’origine de ce complot. Elle attendait qu’on la sollicite. Elle a dû tout manigancer afin d’asseoir son pouvoir.
Et nous dans cette histoire, dis-je en baillant à nouveau ??
Tout ceci est inacceptable pour ton frère et pour tous ceux qui œuvrent pour le Royaume. Ces déments commettent des sacrilèges impardonnables. Pour ton frère, c’est le moyen d’endosser le rôle auquel il prétend. Le Roi lui en sera reconnaissant.
Et c’est pour ça qu’Elle est là ?
Il s’agit d’une conséquence. Elle arrive, non pas en raison du sacrilège commis par ces fous, je pense que cela l’indiffère, mais du fait de celle qui susurre à l’oreille de la Prophétesse. Cette maîtresse intéresse d’autres personnes. Des personnes toujours à l’affût… qui espèrent qu’elle abaisse ses défenses et qu’elle commette l’irréparable erreur de venir physiquement. C’est souvent ce qui se produit quand les puissants s’enhardissent.
D’autres personnes ? Hum… Dangereuses j’imagine… Alors, que doit-on faire ?
Déjà comprendre ce qui se passe. Alerter le Roi. Enrayer voire interrompre le complot. Découvrir les coupables. Parez-vous de votre casquette de détective tout en étant vigilants.
On fera attention, mais la discrétion ce n’est pas toujours notre fort.
Les autres sont prêts à fondre sur celle qui susurre… sachant qu’elle à les moyens de se défendre. Même si sa disparition n’est pas censée vous déplaire, au contraire, je n’ose imaginer les leviers qu’ils vont lever pour la combattre. Sans compter que des démons ou des êtres incontrôlables, attirés par l’odeur du sang, risquent d’intervenir.
Ah, je commence à entrevoir ce qui nous attend…
Si le tunnel que nous avons prises est le bon, alors la déflagration, voire le cataclysme, qui s’ensuivra sera terrible.
On peut l’éviter ?
Je n’en sais rien… sans doute pas. Au moins, vous n’avancerez pas dans l’inconnu et vous pourrez vous préparer, faire le dos rond, vous cacher, anticiper. Vous adapter en définitive. C’est toujours mieux comme ça. Tu n’es pas seule… un royaume te soutiens.
Je vois surtout que nous allons êtres les jouets de forces qui nous dépassent (je sens que je suis au bout de mes forces).
Ne soit pas si négative. Vous en êtes un des acteurs. A vous de jouer votre propre partition. Et, n’oublie pas !
Quoi ?
Si Elle arrive, c’est d’abord pour vous protéger, enfin, plutôt pour le protéger et par ricochet, toi aussi. Essaie de l’interroger afin qu’elle vous dévoile ses intentions… Soit très vigilante à ne pas la froisser. N’insiste pas si elle se braque.
Voyant que je sombrai définitivement, elle hurla presque :
FAIT TRÈS ATTENTION. ELLE N’HÉSITERAI PAS À T’ÉCARTER… ET LUI À PRENDRE FAIT ET CAUSE POUR ELLE. PLUS IL S’ENRICHIT ET PROGRESSE, PLUS ILS AVANCENT ENSEMBLES VERS LEUR BUT COMMUN ET PLUS LA NATURE VÉRITABLE D’ELLE SE DÉVOILE… ET PLUS REDOUTABLE ELLE DEVIENT.
Je me réveille avec un mal de tête effroyable. Je suis en sueur et épuisée. Mais, cauchemar, rêve ou prémonition, rien ou presque ne m’a échappée.