De courts instants qui s’inscriront durablement…
Une salle pentagonale de dimension respectable au sol carrelé de damiers noirs et verts bouteille, une lumière crue de source inconnue qui éblouit, des tableaux suspendus sans logiques apparentes montrant des visages de personnages déformés par d’horribles rictus, un bruit sourd, lointain et régulier, une pulsation peut-être, qui nous noue l’estomac et puis cette colonne de lumière orangé qui nous encercle pointant vers un plafond élevé voûté, hérissé de têtes démoniaques aux visages grimaçants. En son centre, comme posé, un lustre composé d’une myriade de cristaux qui s’étalent et tombent en cascade à l’image de fines dentelles, absorbe le faisceau coloré, lequel rebondit de cristal en cristal. Cette combinaison de réflexion-propagation produit un large halo donnant à l’objet l’aspect d’une gigantesque méduse flottante… La lumière poursuit sa contagion et lèche les visages grimaçants qui attendaient cette offrande. L’ensemble maintenant baigne dans la lumière couleur mandarine. Quelques rubans du lustre n’ont-ils pas bougés? Un visage n’aurait-il pas sourit ? Cela ne fait plus de doute maintenant. Le lustre, ou plutôt l’être accroché au plafond s’ébroue, ses tentacules se déploient dans l’air, se rétractent et se déplient, caressent des visages lesquels éprouvent un plaisir visible. Un murmure, au début à peine audible, nait doucement puis s’amplifie. Des voix susurrent,… la température de la pièce s’élève. Nous sommes captivés, happés, spectateur d’une scène que nous ne comprenons pas.
Un bruit sec nous tire de notre torpeur. Une porte dissimulée entre deux tableaux s’entrouvre. Quelqu’un pénètre dans la pièce; une femme de haute taille vraisemblablement. Bien que terrorisés, nous tentons de cacher notre nudité. Une épaisse toge à l’aspect fuligineux la recouvre dans sa totalité. Nous nous regardons tous les trois, désespérés, nus comme des vers, dépassés par les événements. Rien ne nous retient ici; aucunes chaînes. Pourtant nous sommes immobilisés, écrasés par une force invisible qui nous étreint et nous empêche d’esquisser le moindre geste. Nous qui étions habitués à torturer, à dépouiller, nous voici livrés à une inconnue dont on ne sait rien. Il serait temps de fuir, fuir cette salle surchauffée, fuir ces démons qui bavent d’envie à notre vue, fuir ce bruit lancinant dont le rythme s’accélère dangereusement, fuir celle qui s’approche lentement de nous, avec délectation. Elle est toute proche maintenant. Nous respirons tous son parfum de rose.
Elle parle; une voix féminine, à la voix douce, posée et sensuelle. Elle s’exprime avec une diction parfaite, pesant chacun de ses mots, comme si elle cherchait à se faire bien comprendre. Apparemment, elle ne nous veut aucun mal. C’est heureux. Mais alors pourquoi cette comédie? Aucun d’entre-nous ne parvient à émettre le moindre son.
– «N’ayez aucune crainte, jeunes hommes. Vous ne risquez rien ici, tant que je suis ici et que j’assure votre protection». Elle lève la tête vers le lustre -laissant deviner des yeux légèrement opalescents- qui depuis longtemps déjà n’en est plus un. Ce dernier ne s’est-il pas rapproché? La créature, à l’origine suspendue au plafond, effectue quelques tours sur elle-même, une invite à une danse langoureuse dans un bruissement de tentacules. Plus que jamais, nous sentons leurs dangereuses proximités.
– «Je vous ai réuni chez moi pour votre bien», affirme-t-elle d’un ton suave. «Je ne recherche que votre bien. Je suis aussi de nature prudente, c’est pourquoi il est inutile de me poser des questions. Qui sait si un jour vous ne me trahiriez pas ? Moins vous en saurez, moins vous en direz, mieux vous vous porterez; et moi aussi. Le secret demeure votre meilleure arme. Je vous envoie dans un lieu où vous serez en sécurité. Du moins pour un temps. Vous serez à l’abri des regards et des convoitises lesquels, compte-tenu de votre haute condition, risquent d’être nombreux. En restant vivants, vous me rendez service. Soyez-en convaincus. Vous me remercierez un jour bien que je ne puisse vous livrer mon nom. Vous y grandirez loin des maux et des préoccupations de chez nous. Votre unique lien avec notre monde se fera par l’intermédiaire de la plus grande des déesses de ce monde, «Admonestia, la fureur», la déesse du chaos. Votre déesse. Faites-vous oublier. Lorsque vous vous sentirez prêts, lorsque les effets latents tapis au plus profond de vous se feront sentir, lorsque vous entendrez l’appel de vos origines -vous ne vous y tromperez pas-, alors vous reviendrez. Ne revenez pas trop vite, prenez votre temps. J’imagine que vous chercherez à me revoir pour diverses raisons. Pourquoi pas. Cherchez-moi…»
Alors que nous l’écoutions subjugués, une forêt de tentacules s’abattit sur nous, nous enlaçant, pénétrant dans nos âmes et nos chaires. Elles nous tirèrent vers le haut, sans effort apparent, malgré nos gesticulations autant vaines qu’inutiles. Nous vîmes fondre sur nous une marée de démons qui n’attendaient que cet instant pour nous emporter. Nous quittâmes la salle, portés tels de vulgaires ballots, mi-endormis, mi-réveillés, vers -le croyions-nous à cet instant- notre fin prochaine. Dans ce que nous qualifierons de songe nous entendîmes tous distinctement la voix de notre mystérieuse ravisseuse nous conter des histoires au sujet d’un domaine, qui s’appelait le Domaine constant.
Lorsque nous nous réveillâmes, et bien que nous ne sachions pas si nous étions vivants ou morts, nous eûmes tous les trois la certitude d’atterrir, c’est le mot, dans une terre étrangère, perdus, loin de notre ancien monde dont nous avions, incompréhensiblement, tout oublié. Plus tard, alors que nous retrouvions peu à peu nos facultés mentales, du moins l’espérions-nous, nous mesurâmes, à quel point, là, allongés à même le sol, vêtus pour simple appareil de nos symboles, de nos livres de sorts et d’une dérisoire épée courte, combien notre détresse était immense.