Les armées de Lehjdas font des ravages et leurs affrontements avec les ghoûles de Ragmnim débordent le simple cadre d’une bataille rangée entre les deux factions du Royaume des morts. Celles du commandeur des vivants se pressent dans la mêlée. Des Princes-démons se liguent contre l’une ou l’autre des factions, en particulier ceux de la Déchirée qui songent, depuis les errements d’Anone, à reprendre les commandes de la gouvernance du monde.
………………………………….
Fayeva et Lehjdas sont tombés dans une embuscade menée par le grand archer Dishargal. Les combats se sont déplacés sur les rives des ténèbres, domaine où le cambion excelle. Mais rien ne semble déstabiliser ce duo, chacun puisant sa force dans l’autre. Krull décime indifféremment vivants et morts.
………………………………….
La commandeuse des ombres observe et protège ses ouailles. Il n’est pas à exclure qu’elle intervienne pour protéger son royaume.
………………………………….
Un imprévu. Je m’en suis sortie miraculeusement.
………………………………….
J’ai dû me déporter très loin de mon objectif initial et laisser Suniel se débrouiller seul. Arieman, le mage, avait anticipé notre plan. Ce n’est pas un hasard s’il revendique le titre de plus grand magicien de notre monde. J’ai été contrainte de disrupter. J’ai réécrit le cours de l’histoire récente, sans quoi, j’y passai.
………………………………….
DeciLoin réprouve ce genre d’initiative hasardeuse arguant que je n’en mesurerai pas toutes les conséquences. Nous avons eu des discussions tendues tous les deux à ce sujet et son discours docte et ses allures hautaines n’ont rien arrangés. Pourquoi la modification du temps serait-elle l’apanage exclusif des Dragôns ? En l’occurrence, quand il s’agit de sauver ma peau je n’ai pas d’états d’âmes.
………………………………….
J’ai surgi derrière le mage accompagnée de mes deux ombres favorites alors qu’il ourdissait son plan contre moi. Nous n’avons pas eu de difficultés pour le contrer et le contraindre au silence.
………………………………….
Mon intervention a engendré une difficulté que je n’avais pas anticipée. Je me suis un peu trop emballée… Je me suis décalée dans le temps et l’espace par rapport à Suniel et je n’ai plus les moyens de l’aider pour l’instant. Le temps que je me synchronise avec lui, il sera trop tard… Tant pis, je me reporte sur Fayeva et Lehjdas, peut-être ont-ils besoin de renforts…
………………………………….
Une trêve.
………………………………….
Nous avons tous besoin de souffler. Les combats reprendront par la suite. Chacun panse ses plaies, chaque groupe compte ses pertes et élabore sa future stratégie.
………………………………….
Un banquet est organisé en l’honneur d’Idaûle qui a plus que résisté à Thaphadrogèl. Notre frère apprécie ce genre de festivités. Le banquet des braves entonne-t-il à qui veut bien l’entendre. Pour l’honorer, nous avons fait appel à Ellias, l’entouré, celui qui tisse sa toile comme nul autre. On dit de lui que son réseau est infini, ses relations innombrables, qu’il connaîtrait personnellement tous les puissants du monde. C’est possible. De fait, nos généraux sont présents ainsi que mes proches amies les ombres, les morts et les élémentaires qui nous ont apporté leur soutien.
………………………………….
Et le terrible incident c’est produit. La Reine, bien que n’ayant guère de sympathie pour mon frère s’est invitée à notre fête. La Reine a tous les droits même quand elle ne se trouve pas dans son domaine. Nous savons qu’Idaûle dans un accès de folie la broyée. Le Maître ne l’a pas accepté. Peut-être a t-il outrepassé son rôle, je ne saurai le dire, mais il a lâché la Brute.
………………………………….
La lutte en principe ne concerne que les Princes-démons. Que nous appartenions ou non à un Pentacle, les combats sont inscrits dans notre nature. Cela est écrit dans l’Édit des genres et nous ne saurions y soustraire. Nous sommes condamnés. Nous reproduisons un schéma qui se répète à l’infini, de cycle en cycle, jusqu’à ce que l’un des nôtres conquiert, le temps d’une victoire, la direction du monde.
………………………………….
D’autres forces gravitent autour de nous, observent et, selon moi, nous utilisent à nos dépends. Nous sommes les acteurs principaux d’une scène que nous ne maîtrisons pas, tel Idaûle, des marionnettistes contraints. Il faut croire que ces forces ont pris le dessus. Il y a celles que nous connaissons et celles qui se dissimulent et profitent de nos rivalités pour leurs propres desseins. Je l’ai compris trop tard. J’aurai dû réagir plus vite mais je me suis laissée endormir. Dés lors ce fut la déroute. La nôtre et celle de tous les autres. Il n’était plus question de trêve mais de débandade… La Grande débandade, le prélude à notre éjection du Monde.
………………………………….
Je vais bientôt partir.
………………………………….
Je suis à nouveau extra-lucide.
………………………………….
J’évoquais des forces… La mer est déchaînée et lèche les flancs abrupts de la falaise. Le vent souffle si fort que les murs en tremblent, le bois crisse, les volets claquent. Ce fluide glacial s’engouffre dans les moindre aspérités de la bâtisse, déferle telle une vague invisible et hurle sa colère. Le manoir est enraciné au sommet de la falaise. Il semble défier les forces élémentaires à moins qu’il n’en fasse corps. Je suis seule dans cette aile du manoir de Déménor, indifférente au bruit et à la fureur de ce qui m’entoure. Je distingue l’orée de la forêt baroque qui s’étale jusqu’aux lointaines montagnes. Les feuilles des arbres frémissent à peine… on croirait deux mondes parallèles.
………………………………….
Sur le perron du manoir, j’aperçois deux personnes. Je plisse les yeux et je loue ce don d’extra-lucidité bien que je n’en comprenne pas la source. Un homme décharné et une femme à l’aspect éthéré se font face, sans doute Lehjdas et Fayeva, ou Shalruthe ou Annabelle ou toutes les autres….. Je me rappelle soudain un fait qui m’a inexplicablement échappé. Ni mon frère, ni Fayeva n’ont participé aux agapes d’Idaûle. Étrange que je ne l’ai pas remarquée plus tôt.
………………………………….
Que font-ils ? Il tend la lame Krull. Fayeva la prend et l’enveloppe dans une couverture. Ils se regardent sans un mot. Je crois comprendre qu’il s’agit d’une cérémonie d’adieux. Elle se retourne et s’enfonce dans la forêt pour disparaître sous le couvert végétal. Mon frère la regarde partir, immobile et livide. Je prends conscience que ce frère, n’est plus ce qu’il était. Il n’est que l’ombre de lui-même, son spectre. Il ne s’agit pas d’adieux mais de funérailles. Accablée, je me détourne.
………………………………….
Subjuguée, j’y retourne cependant. Dans les frondaisons d’une forêt exubérante, bien différente de celle qui se déployait à l’instant sous mes yeux, je remarque une fée à la chevelure verte abondante qui s’accroche aux lianes. En observant de plus près, je m’imagine que ces lianes sont des fils, les fils du destin. Ma sœur saute de liane en liane, de fil en fil, fuyant ses propres démons, vouée à une course éperdue. Je devine ses membres diaphanes, son teint have, ses yeux hagards… Elle s’étiole lentement. Ma clairvoyance m’assaille.
………………………………….
Je me dirige en titubant vers une autre fenêtre, celle orientée face à la mer. Un frêle esquif est ballotté au milieu d’une mer démontée. Je le vois émerger sur la crête d’une vague puis disparaître dans un creux et réapparaître à nouveau un peu plus loin. Un homme désespéré s’accroche au mât. Il s’agit de mon frère. Nous sommes conscients lui et moi que la lutte est inégale et que tôt ou tard il devra lâcher et succomber. Je le regarde impuissante lutter pour sa vie tandis qu’il me jette un regard halluciné.
………………………………….
Je m’éloigne de ces fenêtres malsaines qui m’oppressent. L’âtre de la cheminée attire mon attention. Au milieu des flammes crépitantes, Idaûle se lève de la table du banquet, les yeux exorbités et injectés de sang, le visage bouffi par l’alcool. Je hume son haleine avinée. Je comprends qu’il n’est pas seulement ivre mais qu’il est habité. Je discerne cette seconde peau, cette enveloppe qui le traîne vers la Reine. Ses mouvements paraissent à tous vifs et naturels, pourtant, je surprends sa démarche mécanique, tel un pantin désarticulé mû par une force invisible, qui le trahit. Il résiste, tente de se révolter, mais l’enveloppe le domine et dicte ses pas. J’estime que les déplacements de la Reine sont hachés, peu naturels, presque identiques à ceux d’Idaûle.
………………………………….
Le châle s’anime. Idaûle, la Reine, le Châle et l’Enveloppe se percutent et se livrent à un pugilat obscène dont je ne comprends ni les tenants ni les aboutissements. Je suis aveuglée et je préfère me voiler le visage de peur de sombrer dans la folie. Puis j’entends les cris autour de moi, les gens courent et j’entrevois l’entrée du Maître.
………………………………….
Je me détourne de ces spectacles de cauchemar. Je suis las de contempler ces souffrances et la déréliction de notre Pentacle en simple spectatrice. Je suis incapable de situer ces différentes scènes dans le temps et l’espace. Peut-être que Lehjdas se trouve toujours là. Je décide de le rejoindre. Ces visions m’ont rattrapée. J’ai oublié qu’en bas, si quelqu’un s’y trouve, je buterai sur son cadavre.
………………………………….
Il n’y a toujours personne dans cette salle à l’ameublement usé par le temps. Je me dirige vacillante vers la double porte que j’ouvre péniblement. Je me sens partagée, comme deux en moi : l’une regardant le hall, que je vois ; l’autre, de l’autre côté, vigilante mais… je ne sais plus laquelle des deux est la véritable, pas plus qu’elle ne sait si le temps s’est arrêté, s’est prolongé ou a reculé ou si la nuit, la nuit, vient juste de commencer, si elle va s’achever ou si elle dure depuis longtemps. Celle qui se tient devant moi a le teint blafard, les traits moribonds et la chevelure blanchie. Je n’ose regarder mes mains.
………………………………….
J’évoquai des forces… je comprends enfin que cette extra-lucidité me pousse vers ma propre damnation.