Le message de Silune à son frère Ailhiance

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Très cher Ailhiance, mon frère,


En réponse au message d’Ailhiance


C’est avec le cœur rempli d’émotion que je t’écris. Quand tu liras ce texte, je ne serai déjà plus là. Je n’osai t’expliquer… Tu étais convalescent, faible et vulnérable. Ta sécurité en dépendait. Je comprenais tes interrogations qui étaient légitimes mais je ne trouvai pas les mots. J’avais moi-même été sujette, certes différemment, à ce mal qui te frappe et qui frappe tes deux frères endormis. Mes mots se brisent sous l’assaut d’images que je ne contrôle pas. Des scènes jaillissent sous la forme de flashs, autant de morceaux d’un puzzle embourbés dans les marécages de mon esprit. Alors comment relater des faits et des événements qui aujourd’hui me dépassent. Je vais tenter de réunir ce que j’aie entrevu.

Nous sommes originaires toi et moi d’un autre monde, le Monde lié. Nous avons été décimé par la furie d’un monde croulant livré au chaos absolu. Nous avons fui sous les coups de butoir de « la grande débandade ». Nous avons succombé, submergé par la frénésie meurtrière qui s’est emparée de chacun de nous; la fièvre nous a tous gagnée. J’ignore pourquoi ce mal s’abattit sur le Monde lié.

Dans l’état de mes connaissances, je ne puis qu’émettre des hypothèses, malheureusement invérifiables. J’évoquerai pêle-mêle, sans mesurer les relations d’interdépendances possibles ou probables entre ces différents facteurs, le détournement d’une lanterne, l’insistance régulière du Pentacle « La légère » à user et abuser des univers virtuels pour fourvoyer « La Main », les forces de Niatorou qui ont outrepassé leurs prérogatives, la prolifération des êtres pervertis, l’appropriation d’isolats aux effets dévastateurs, l’usurpation des atavofigures et Idaûle… Idaûle, le troisième membre de notre Pentacle. Je pressens que ce dernier a commis un acte irréparable en lien avec le bourreau, mais je ne sais pas lequel. Ces images s’imposent à moi spontanément. Je ne désespère pas de recouvrer la mémoire.

Nous faisions partie d’une structure dénommée dans le Monde lié, Pentacle. Ces structures étaient composées de cinq membres, ne me demande pas pourquoi. La nôtre était connue sous le nom de l’Indocile. Ces structures, très faibles en nombre, étaient redoutées par tous. Les deux autres membres de notre Pentacle sont couchés dans l’herbe à nos côtés, les yeux révulsés, assoupis. L’un s’appelait Lehjdas et l’autre Hadès. Je ne sais pas quels noms ils porteront dans les Mondes faillés. Heureusement que l’Indocile figurait sous les auspices du bourreau et que Hadès relevait de son cercle. Si tel n’avait pas été le cas, il nous aurait tous écrasés. Idaûle fut détruit par le bourreau, du moins je le présume.

Fuyant la « grande débandade », nous nous sommes jetés dans les gouffres insondables du chaos. Le franchissement du Monde lié vers les Mondes faillés engendra un laminage des corps et des âmes, des transmutations, des affaiblissements, des destructions et l’effacement de notre mémoire. Autrefois, je fus Suniel. Je résistai mieux que vous à la désintégration générale en raison de mes liens étroits avec les forces élémentaires. Cela ne m’empêcha pas de changer de sexe. Dans le Monde lié, toi aussi tu étais un autre, ou plutôt une autre, connue sous le nom de Nahliacie.

Un problème me taraudait. Comment ranimer nos frères? Je n’en avais pas, plus, la force car j’étais affaiblie. Je ne pouvais rien pour eux. Les journées se suivaient et leur condition restait stationnaire. Ils ne semblaient ni souffrir ni manquer de rien. Je te laissais sous la bonne garde de nos amis de plus en plus souvent. Je m’éclipsai. J’enquêtai. Je ne tenais aucun décompte des jours écoulés depuis notre arrivée, d’autant que le temps était en proie à des soubresauts déroutants dans ces Mondes. Tu t’en rendras compte. Un jour je te rejoignis, rongée par l’anxiété mais fière d’avoir enfin trouvé une solution. Le corps emmailloté, tu étais plongé dans une de tes transes coutumières, lesquelles certes, décroissaient en fréquence et en intensité, mais qui te laissaient atone. Tu me dévisageais avec incompréhension, dans un état second, frissonnant de tout ton être. Je t’annonçais que j’allais partir. La phase temporelle qui frappait nos frères ne se dissiperait jamais si personne n’intervenait.

Je ne t’expliquerais pas ce à quoi je m’étais engagée pour les sauver. Ils me l’avaient interdits. Un acte que dans ta somnolence tu avais qualifié « d’amour insensé ». Évidemment, tu n’approuvais pas. Je suis persuadée que dans ton fort intérieur, tu l’acceptais.

J’avais correspondu avec des membres d’un Ordre, l’Ordre d’An’Hexa. Bien que je ne les connaissais peu, je savais que ces membres étaient proches de nous, quoique très différents. Ils avaient les moyens de s’occuper de nos deux frères. Ils lèveraient la phase temporelle et ils les conduiraient dans un domaine éloigné duquel personne ne les retrouverait. Nos frères s’aguerriraient.

Quand nous aurons retrouvé notre grandeur passée, nous nous éloignerons de cet Ordre. Qui sait s’ils ne nous répudieront pas, épouvantés par ce que nous sommes ou ce que nous représentons ? Il n’est pas impossible qu’ils nous défient un jour… car de l’ombrage nous leur en ferons. Ces êtres -et la plupart des habitants des Mondes faillés- sont secondaires. Manipules-les, puis abandonnes-les. Ne t’encombres pas, ne t’attaches pas. Ils ne pourront pas nous suivre. Seuls nous importent les êtres issus du Monde lié. En attendant, il faudra être patients et prudents. Je mesure combien cela sera difficile pour toi.

Notre objectif consiste à reformer notre Pentacle puis à regagner le Monde lié. Comment ? Je l’ignore. Les Mondes faillés sont des mondes mineurs, dérivés du Monde lié, ce qui explique leurs instabilités récurrentes, temporelles et physiques, que tu constateras. A cet objectif principal, d’autres variables se greffent que je devine. Je n’ai pas assez d’éléments pour m’y retrouver dans cet écheveau emmêlé. Efforces-toi de recueillir des informations, des données, des documents. Le savoir constitue la clé du succès. Beaucoup de choses m’échappent encore. Nous aviserons plus tard.

Remets-toi, puis je te suggère de quitter cet endroit. Il ne faut pas rester immobile longtemps. Nous sommes actuellement dans la forêt enchantée. Un lieu idéal pour toi, préservé, à l’écart du monde, nécessaire pour te ressourcer. Si d’autres personnes ont survécu, ce qui ne fait pas de doute, elles te traqueront. Fais en de même si tu te crois supérieur à elles. Dans quel état sont-elles, cela je ne puis le dire. Mes amis, qui sont les tiens aussi, prendront soin de toi.

Il faudra dénicher celui ou celle qui remplacera Idaûle. Je compte sur toi. Il existe nécessairement quelqu’un dans ce monde qui se substituera à notre frère décédé. Il ou elle ne le sait peut-être pas encore. Nous reformerons notre Pentacle, comme d’autres reformeront le leur. Tu buvais mes paroles bien que tu en rejetais le sens. Je crains qu’à ton réveil, tu n’en gardes aucun souvenir. C’est pourquoi je t’ai écris.

Je ne crois pas que tu étais conscient quand les deux membres de l’Ordre firent leur apparition. Un petit homme voûté insignifiant du nom de Dyodiia et une femme magnifique qui se présenta sous le nom d’Elysa. Tu ne devais pas partir à ma recherche. Nous l’avions négocié ainsi. Ils te contraignirent à accepter cette clause du contrat, malgré ou en raison de ta fatigue. Tu ne partiras pas à ma recherche… De même, tu ne devais pas tenter de retrouver nos deux frères, au cours du siècle à venir. Tu ne renieras pas ta promesse… Nous n’avions pas le choix.

Je te demanderai une faveur. Si, au cours de tes pérégrinations, tu croises la route de deux femmes – je ne puis les décrire, rien n’indique qu’elles soient encore des femmes- que tout opposai, transmets leurs mon affection. Elles se prénommaient Asumôl et Angoul. Dis-leurs que je vais bien, que je ne les ai pas oubliées et qu’elles enterrent la hache de guerre; pour moi.Quand j’aurai rempli ma part du contrat, je rallierai La Parade débridée. Je me suis engagée pour une longue période avec cet Ordre… Qu’est-ce qu’une longue période pour des êtres tels que nous ? Nos retrouvailles n’en seront que plus belles. Soigne-toi, garde espoir,

S.