Un voyage de noces

Le bras de rivière est drapé sous la brume phosphorescente des marais qui exhalent une forte odeur de remugle. Une embarcation en bois, frêle esquif sans relief ni ornement, déchire le silence de l’aube. A sa proue, un personnage enfonce en cadence une large pagaie dans les eaux saumâtres. Chaque nouveau coup martelé avec vigueur soulève une gerbe d’eau qui s’élève haut vers le ciel. Rien ne semble ni le perturber ni l’arrêter. Ses muscles puissants et son expression imperturbable défient quiconque de s’approcher. Les flots s’ouvrent devant lui, des vagues se forment à son passage, balayant les rives avec une force inaccoutumée. Il se fraie un passage au sein d’une nature jadis hostile qui se terre, effrayée par l’arrivée de cet objet incongru qui le heurte par sa violence. A la poupe, deux autres personnages sont blottis l’un contre l’autre. Le premier arbore une mine maussade. La mine des mauvais jours. Il ne dit mot. Engoncé dans un manteau gris et sale, il n’a de cesse de repousser celle qui se presse à ses côtés. Le second, glousse, hilare. Sa compagne sans doute, ou plutôt, celle qui l’accompagne. Elle jubile. Elle débite sa logorrhée verbale qui se mue en un psaume lentement psalmodié qui s’accorde à merveille avec l’écoulement des flots. La discrétion ? Elle n’en a cure.

Le rythme du batelier s’accélère. La vitesse de l’embarcation augmente. C’est à peine si celle-ci effleure l’eau maintenant. Le contour des rives s’estompe. La course folle du rafiot en délire n’interrompt pas le discours de la passagère. Elle est intarissable. Quant à l’autre, il s’accroche de toutes ses forces au bastingage. Il se sent plus que jamais désarmé face au cours imprévu des événements. D’ailleurs désarmé, il l’est. En guise d’esquif, le convoi fait figure de galère qui s’engouffre irrémédiablement vers une nasse que sa partenaire à méticuleusement tissé pour l’accueillir. On ne distingue plus les bras de la pagaie du passeur. Des images de type stroboscopiques défilent sur les côtés. Il n’est plus question de marais. Leur environnement se brouille, pour finalement se rompre et basculer dans un univers flou où plus rien ne semble tangible, où rêves et réalités se disputent la primeur du moment. Le temps s’effiloche. Qui sait où ils se trouvent désormais.

Des visages déformés par l’horreur les suivent. Des spectres, figures jadis rencontrées, se mêlent à leur voyage tandis que le rire de son accompagnatrice résonne tout du long. Il croit reconnaître des cités aujourd’hui disparues dont il fut le maître, des mondes agonisants qu’il contribua à dévaster, des lieux interdits jamais foulés par les hommes mais… il commence à entrevoir ce qu’elle souhaitait qu’il comprît. Il n’avait rien d’un homme. Il provenait comme elle de l’insondable et de l’innommable. Ils étaient issus du même moule qui les vît naître et grandir. Certes, leurs chemins divergèrent; puis convergèrent, pour encore diverger. Il était temps qu’ils convergent à nouveau. Ils vivaient les uns avec les autres, les uns pour les autres, les uns contre les autres. Ce voyage faisait office de parabole. Ils étaient mariés bien sûr, tous leurs frères et sœurs l’avaient été, l’étaient et le seraient selon les circonstances.

Les limbes. Vie et Mort se confondent. Vitalité et Trépas se superposent. Accolés dos à dos, AEL et ÉLA le regard rivé vers les deux facettes opposées des limbes guettent. Les seuls à rester toujours éveillés. Quant à lui, il circule aisément, car il se joue des morts et des vivants. On le connaît et reconnaît. Beaucoup le salut, d’autres l’ignorent car il est l’un des leurs. Dans cet univers intangible et intemporel, on ne se préoccupe pas de l’origine des êtres dès l’instant qu’ils ne dénaturent pas les lieux, ni ne jurent contre ses habitants. Voici des figures qu’il a éliminées. Elles le poursuivent de leur rancœur. Il n’en a cure car déjà il les oublie. De nouvelles surgissent, anciennes ou futures rencontres. Amies, ennemies, ou rencontres éphémères ? Peu lui importe car ces considérations si humaines l’ennuient. Elles se plient à sa volonté ou il les balaie d’une chiquenaude. C’est cela que sa compagne de voyage, épouse d’un jour quasi-éternel, exhume de sa mémoire trop longtemps obscurcie. Une croisière initiatique, une tournée à travers les multiples couches de l’au-delà. Il s’agit d’un rituel de passage qui fait figure d’épopée dont il ressortira métamorphosé. Il le pressent confusément. Il réapprend à se souvenir tandis que sa compagne se nourrit de son apprentissage. Chaque époque engendre un nouvel attelage. Un binôme constitué par deux fratries se forme. C’est leur tour.

Ils ont quitté les limbes. Ah, voici d’autres visages. Des visages d’importances ceux-là, contrairement à tous les autres. Tous ses frères et sœurs sont présents. Il les reconnaît. Sa passagère aussi. Elle s’esclaffe, heureuse de les rencontrer à nouveau. Ils se tordent et se contorsionnent évoquant ces pantomimes grotesques des théâtres antiques. Un défilé de regards mélancoliques s’échangent, fruits d’un partage commun immémorial qui se perd dans la nuit. Tous lorgnent ce cortège inaugural d’un nouveau cycle et secouent leurs corps ankylosés car ils entendent l’hymne de la chasse célébrée par le passeur. Un voile les recouvre, le voile du temps que tisse sa passagère sous les coups de butoirs réguliers et puissants du batelier. D’autres figures dans l’ombre du convoi font leur apparition, elles observent menaçantes ce stratagème haïssable annonciateur de rixes à venir. Jadis maîtresses, puis repoussées, elles réprouvent la formation de cet équipage coupable dont le seul objectif est de les occire. Le temps du sommeil est fini pour elles, elles s’éveillent et fourbissent leurs armes. Les coups de butoir redoublent d’intensité et le rire de son épouse leur répond. Car ces maîtres et maîtresses les intéressent plus encore…

Une silhouette familière glisse auprès d’eux. Celle-ci le concerne expressément. Une adversaire lointaine et pugnace qu’il a très souvent combattue. On la surnommait Ragmnim, contraction de Rage et Vermine car enragée elle l’était et son royaume avait pour nom Vermine. Il devine que de nouveaux affrontements avec sa meilleure ennemie l’attendent. Elle gouverne le royaume des ghoûls. On l’appelle désormais Angrimm. La silhouette grimace atrocement à son approche, ses doigts froids et déformés l’effleurent, une gangue glacée s’insinue dans son être, son cœur ralentit. Par chance, sa passagère veille et refoule cette abjection qui s’éloigne furieuse.

Le rythme de l’embarcation ralentit, les chants s’éloignent, la réalité reprend ses droits. Une embarcation accoste à la jetée de Gax. Certains ont cru apercevoir les contours d’un personnage imposant, une silhouette qui s’évanouissait dans la brume. Non, nul ne l’a vu. Quid de la passagère ? Il n’y avait pas de passagère. Un passager naguère maussade a sombré dans une torpeur dont on ne parvient pas à le tirer, sa tête dodeline, ses membres sont flasques, il profère un incompréhensible sabir. Les cheveux blanchis, les joues creusées, le regard hagard, le passager a vieilli, plus rien ne le rattache au genre humain. On l’extirpe de l’embarcation. Les soins que lui prodiguent ses compagnons ne le tirent par de sa léthargie. Il faudra attendre des jours pour qu’il reprenne ses esprits, des semaines pour qu’il recouvre ses forces. Son aspect physique a définitivement été altéré en quelque chose dont on a du mal à apprécier la nature; ni mort, ni vivant. A cela s’ajoutent des transformations dans son être que seuls ses proches décèlent. Sa mutation a commencé. Ils se souviennent alors de ce qu’il fut jadis. Bientôt leur tour viendra.